TEMPUS FUGITF... VELUT UMBRA
Mon but n'est certainement pas de présenter une parfaite exégèse, j'ai simplement l'ambition d'initier un échange de points de vue.
La manière dont nous mesurons le temps est une convention, elle n'est pas objective.
Quand faut-il commencer la journée ?
A midi, à minuit ? Pour l'Italie du moyen-âge, c'est au coucher du soleil.
Quel est le premier jour de l'année ? Tous les systèmes coexistent.
C'est sous l'effet d'une double pression, religieuse et marchande que le temps va s'uniformiser.
Partout le pouvoir de dire l'heure appartient à celui qui a le pouvoir tout court et l'glise chrétienne va se rendre maître du temps en instituant une nouvelle ère : Il y a avant et après Jésus Christ. Au 6ème siècle, saint Benoît asservit le quotidien au temps de l'glise. Les heures romaines sont abolies et à leur place sept cadrans sonneront les offices religieux et rythmeront les journées.
Au 11ème siècle l'essor des villes et du commerce contredit ce temps religieux. Alors que pour l'glise chaque jour est affecté à un saint, pour le marchand chaque jour égale un autre jour. Il doit constituer des stocks, prévoir des dates de livraison, échanger de la monnaie. Bref, il spécule sur le temps, qui devient une valeur économique. La ville s'organise autour d'un nouveau rythme, non plus religieux mais commerçant.
Tout d'abord, les autorités municipales
se servent des cloches de l'église pour signaler les activités
civiles, puis, pour affirmer leur autorité, elles érigent un nouveau
monument, le beffroi, d'abord orné de cloches puis d'une horloge. Au
milieu du 14ème siècle, toutes les villes d'Europe
font savoir haut et fort qu'elles contrôlent le temps des citadins. Les
échevins ou les Princes ne laissent aucun beffroi, aucun clocher sans
horloge. Le pouvoir temporel prend le pas sur le clergé.
Malgré tout, le temps de l'glise et des marchands s'impose.
Chinois et Musulmans s'y réfèrent quand ils commercent.
A l'aube du 19ème siècle pourtant, l'uniformisation du temps n'est pas complète. En France, chacun continue à voir midi à sa porte. Napoléon tente d'imposer l'heure de Paris Le télégraphe de Chappe résoudra la question.
Aux États Unis, c'est le chemin de fer qui
unifiera les heures. Le temps industriel est né. " Le temps, c'est de
l'argent. " écrit au 18ème siècle Benjamin FRANKLIN.
Au début du 20ème siècle, TAYLOR puis FORD lui
donnent raison. Avec la production en série le temps devient précieux.
La production est morcelée en séquences courtes, chronométrées
et répétées en cadence par les ouvriers. Le bureau des
méthodes décompose et minute le temps de production et l'activité
des hommes. L'ouvrier n'est qu'un rouage de la machine. D'ailleurs, il ne se
déplace plus dans l'usine, c'est la chaîne qui bouge devant lui.
Peu importe ses compétences, c'est le temps passé à son
poste qui seul compte. On ne calcule plus en objets fabriqués mais en
temps passé. C'est l'heure de travail qui est rémunérée,
et le sifflet de la fabrique rythme la vie des cités.
Une nouvelle conception du temps s'impose à mesure que le salariat gagne la société : la journée, la vie entière s'organise autour du temps de travail. Il domine tous les autres : lui seul procure un statut social, des revenus et c'est autour de lui que les autres temps (loisirs, repos, vacances) se composent. Pourtant, sa part réelle dans la vie de chacun ne cesse de diminuer. Selon l'INSEE, si tous les individus de plus de 15 ans travaillaient, chacun y consacrerait à peine 2 heures 30 par jour. Ce temps considéré comme dominant ne l'est plus dans les faits. Mais nous n'avons pas encore adopté une nouvelle valeur pour le remplacer. C'est l'une des causes de la crise actuelle.
L'ère industrielle s'est fondée sur
un credo : gagner du temps. Mais la technologie bouleverse les données
: la durée s'efface devant l'instantané. L'informatique permet
de communiquer " en temps réel " avec le bout du monde. Nous devenons
une société d'insomniaques. Le temps perd sa valeur d'étalon
du travail : les contrats où la rémunération dépend
du résultat se multiplient. On peut analyser ces symptômes comme
les signes avant-coureurs de la fin de l'ère industrielle.
DIABLE ! ! !
" Tempus fugit velut umbra ", le temps fuit comme l'ombre.
Telle est l'inscription que l'on peut encore, parfois, lire de nos jours sur le frontispice de quelques vieux cadrans solaires.
Autrefois, cette citation rythmait la vie des hommes, qui savaient prendre leur temps pour que la tâche s'accomplisse, pour que le blé mûrisse, pour que les saisons s'enchaînent, pour que l'enfant grandisse.
Le temps avait son temps, et l'humanité en était respectueuse. En contrepartie, ce dieu généreux, Chronos, ne comptait pas le sien et, tout en déroulant son fil, savait se faire oublier.
Donnant du temps au temps, l'Homme pouvait ainsi vivre le sien, rythmé, harmonieux.
Il n'est bien évidemment pas question ici de vouloir faire l'éloge systématique d'un passé ou plus tard de tenter de glorifier un avenir hypothétique.
Ainsi, nous vivions heureux, mais voici que depuis
plusieurs décennies, rien ne va plus ! L'idylle entre Chronos et l'Homme
est bien finie et c'est l'Homo modernus qui trinque, stresse, fatigue, n'a jamais
assez de temps, qui est débordé.
Chaque seconde compte. Ces mots pourraient à eux seuls résumer la préoccupation majeure de notre époque. Le temps, obsession collective, denrée rare, luxe suprême. Citius, Altius, Fortius. La vitesse est un culte, l'urgence une règle.
Ouvriers, employés, cadres ne cessent d'être pressurés. Le consommateur exige tout, tout de suite. La gestion de l'impatience est désormais une règle de marketing. On ne supporte plus d'attendre. L'instant prime la durée ; le zapping est devenu un comportement social.
La technologie moderne a en quelque sorte réduit le temps. La vie ne s'arrête plus. L'homme est entraîné dans une spirale infernale, dans une fuite en avant. Il faut sans cesse gagner du temps de peur d'en perdre. Dans la culture occidentale, le temps est un réservoir vide qui attend qu'on le remplisse ; de plus, ce réservoir vide se déplace comme s'il se trouvait sur un tapis volant. Le temps est ainsi perçu comme une réalité intangible.
Le monde moderne n'est pas à un paradoxe près, ainsi, le temps de travail ne cesse de diminuer et le temps libre, lui, prospère. Et pourtant, le sentiment de manquer de temps ne cesse d'augmenter. L'hyperactivité est un signe de reconnaissance sociale, l'oisiveté, de dsțuvrement. L'homme moderne se retrouve prisonnier du cercle vicieux et en souffre : stress, dépression, troubles psychosomatiques divers Son horloge interne, biologique, celle de la nature, n'est plus en accord avec celle qui le guide. Chronobiologie, sophrologie, acupuncture, yoga et autres remèdes anti-stress, sans parler des charlatans, recrutent chaque jour de nouveaux adeptes. La publicité y va aussi de son couplet en nous montrant systématiquement vertes prairies, vie paisible, calme campagnard. Les mots " sérénité, aisance, échange " ont remplacé " efficacité, performance ".
De plus en plus nombreux, les hommes aspirent à résister contre la vitesse. Le philosophe Marc SAUTET note que lors de discussions dans un de ses " cabinet de philosophie ", la question du temps n'arrive jamais spontanément mais toujours par la bande. Elle s'exprime toujours sous la forme d'une demande existentielle : est-il possible d'arrêter le temps ?
La question, depuis l'Ecclésiaste et saint Augustin a toujours préoccupé les esprits. Nous sommes à la fois obsédés et orphelins du temps. Le temps mort nous fait peur et le temps libre rêver. Ballottés entre les deux, on étouffe. Nous sommes désorientés et désenchantés. Le temps productiviste, sur lequel sont fondées les sociétés modernes, n'a pas tenu ses promesses. Les individus ont consentis beaucoup de sacrifices et ils s'aperçoivent qu'ils ne sont pas plus heureux pour autant. Ils ont l'impression que le système s'est retourné contre eux. Ils ont davantage de temps pour vivre, mais sont aussi dans une angoisse permanente liée au stress. Le temps de la préoccupation est aussi important que celui de l'occupation.
Tout ceci n'est que l'amorce d'une mutation. L'homme
a décidé de s'affranchir du tyran Chronos pour retrouver le rythme
et l'harmonie naturelle.
L'histoire n'est finalement qu'un éternel recommencement et ROUSSEAU, dans son "Émile" nous disait déjà il y a deux siècles :
"Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus
importante, la plus utile règle de toute éducation ? Ce n'est
pas de gagner du temps, c'est d'en perdre."
Alors, bien que l'on ait toujours tendance à
imaginer que ce qui était était forcément mieux, tout comme
ce qui sera sera encore meilleur, on peut quand même, malgré tout,
se demander si le bon temps n'est pas tout simplement le temps présent.
Cordialement Vôtre